Clint Eastwood a signé beaucoup de grands films, mais Mystic River occupe une place à part. Sorti en 2003, adapté du roman de Dennis Lehane paru au début des années 2000, le film rassemble Sean Penn, Tim Robbins, Kevin Bacon, Laura Linney, Marcia Gay Harden et Laurence Fishburne dans un drame policier qui n’a rien d’un simple whodunit. Deux Oscars à la clé pour Sean Penn et Tim Robbins, une pluie de récompenses mais surtout une fin qui laisse souvent les spectateurs un peu sonnés devant l’écran.
Si vous avez refermé le film ce soir sur Arte avec la sensation de ne pas avoir tout saisi dans les dernières minutes, vous n’êtes pas seul. On va reprendre calmement la fin, scène par scène, puis voir ce qu’elle raconte vraiment des personnages et du regard d’Eastwood sur la justice et le traumatisme.
Rappel de l’histoire avant la fin
Au départ, il y a trois gamins qui jouent dans une rue tranquille d’un quartier populaire de Boston : Jimmy Markum, Sean Devine et Dave Boyle. Deux faux policiers s’arrêtent, embarquent Dave, qui sera séquestré et violé pendant plusieurs jours avant de réussir à s’enfuir. À partir de là, leur amitié se fissure et chacun suit sa route.
Vingt cinq ans plus tard, Jimmy est un ancien malfrat devenu épicier, toujours très respecté dans le quartier. Sean est policier. Dave, lui, ne s’est jamais vraiment remis de ce qui lui est arrivé. Une nuit, la fille de Jimmy, Katie, est retrouvée morte. Sean est chargé de l’enquête. Dave, qui est rentré chez lui couvert de sang ce soir là, devient très vite un suspect idéal aux yeux de tout le monde, en particulier de Jimmy.
C’est dans ce climat que se joue la fin du film, entre malentendus, culpabilité et justice prise en main.
Ce qui déclenche la tragédie finale, c’est l’obsession de Jimmy. Il ne veut pas seulement que le meurtrier de sa fille soit arrêté, il veut se venger lui même. Pour lui, la police ne va pas assez vite, ne connaît pas le quartier comme lui, ne sait pas parler à ces gens.
Quand il apprend que Dave est rentré couvert de sang, que son alibi est flou et qu’il semble complètement perdu, Jimmy se convainc qu’il tient son coupable. Dave est l’ami d’enfance, mais aussi le gamin fragile qui n’a jamais vraiment grandi. Dans la tête de Jimmy, les choses deviennent simples et brutales : cet homme brisé a dérapé et a tué Katie.
Tout ce qui suit est presque une mise en scène tragique que Jimmy se raconte à lui même. Il ne cherche plus la vérité, il cherche une histoire qui lui permettra d’exercer sa vengeance en se sentant justifié.
La clé de la fin, c’est ce que Dave finit par avouer à demi mot. Non, il n’a pas tué Katie. La nuit du meurtre, il a croisé un homme en train de maltraiter un enfant dans un parking. Dans un accès de rage, nourri par son propre passé d’enfant abusé, Dave a agressé et tué ce pédophile.
Quand Jimmy le confronte, Dave est un mélange de honte, de traumatisme et de peur. Il finit par laisser entendre qu’il a fait “quelque chose d’horrible” cette nuit là. Le problème, c’est que Jimmy ne veut entendre qu’une seule version de l’histoire : celle où Dave est le meurtrier de sa fille. Tout ce qui sort de la bouche de Dave est tordu, interprété, compressé dans ce récit de vengeance.
Dave, déjà psychologiquement fracassé, finit par se laisser enfermer dans ce rôle de monstre qu’on lui colle. Comme s’il acceptait d’expier toute la saleté de sa vie, y compris celle qu’il n’a pas commise. C’est ce qui rend la scène de sa mort si dérangeante : il se laisse presque sacrifier.

Les vrais responsables de la mort de Katie
Pendant que Jimmy règle ses comptes à sa manière, Sean, lui, continue l’enquête, patiemment. Il interroge, recoupe, observe les petits détails.
La vérité est beaucoup moins romanesque que la version de Jimmy et justement plus crédible. Katie n’a pas été exécutée par un tueur froid, mais tuée par deux adolescents, Brendan (son petit ami) et son jeune frère Ray. Ils avaient une arme, une dispute a dégénéré, un coup est parti et Katie a été touchée. Paniqués, les garçons ont essayé de cacher leur responsabilité.
Ce qui est important ici, c’est que le film refuse le cliché du “grand méchant”. La mort de Katie est le résultat d’un enchaînement d’erreurs, de maladresses, de bêtises tragiques. Là où Jimmy veut un coupable qui paie pour tout, la réalité est beaucoup plus grise, beaucoup plus banale et donc encore plus cruelle.
Jimmy tue Dave pour rien
Quand Sean découvre la vérité, il est déjà trop tard. Jimmy a emmené Dave au bord de la rivière, l’a forcé à “avouer”, puis l’a poignardé avant de l’achever.
La mise en scène est terrifiante : le décor nocturne, l’eau sombre, les hommes de main de Jimmy en retrait et Dave qui finit par se taire à jamais. Au moment où on comprend que Katie est morte par accident et que Dave n’a rien à voir avec ça, la mort de ce dernier devient le véritable crime irréparable du film.
Jimmy réalise ensuite l’ampleur de son erreur. Il comprend qu’il a tué son ami d’enfance sur un malentendu, parce qu’il a préféré sa soif de vengeance à la patience de la vérité. Mais ce remords reste vite étouffé. Il ne se livre pas, ne se rend pas. Au contraire, sa femme Annabeth le conforte dans une posture de roi du quartier.
La fin ne se joue pas uniquement entre les trois hommes. Deux femmes ont un rôle décisif dans la manière dont tout se conclut.
Celeste, la femme de Dave, est celle qui fait basculer son mari. Affolée par son comportement, par les bribes d’aveux qu’il lui donne, elle finit par le dénoncer à Jimmy. Elle pense sincèrement protéger son foyer, mais, ce faisant, elle livre Dave à la vengeance d’un homme qui ne réfléchit plus. Sa peur et sa culpabilité deviennent un maillon de la chaîne tragique.
Annabeth, la femme de Jimmy, a un rôle presque shakespearian. Lorsqu’elle comprend que son mari a tué Dave et qu’il s’en veut, elle ne le repousse pas. Au contraire, elle lui tient un discours enflammé sur la force de leur famille, sur la nécessité pour Jimmy d’assumer son rôle de chef, de protecteur, de souverain du quartier.
Ce monologue laisse entendre qu’elle accepte pleinement la violence de son mari, tant qu’elle les maintient, elle et leurs enfants, au sommet de cette petite hiérarchie de rue. C’est une sorte de Lady Macbeth de Boston, sauf qu’elle n’est pas rongée par la culpabilité. Elle embrasse le pouvoir et ferme les yeux sur le sang.
Arrive alors la scène de la parade, celle que beaucoup de spectateurs retiennent sans toujours savoir comment l’interpréter. Le quartier défile, fanfare en tête, tout le monde semble reprendre une vie normale. Jimmy, entouré de sa famille, apparaît comme une figure installée, presque intouchable.
Au bord de la rue, Sean regarde. Il sait désormais que Jimmy a tué Dave. Il sait aussi qu’il n’a pas de preuve solide, rien qui tienne devant un tribunal. Il ne peut pas l’arrêter. Entre eux, il y a ce non dit, cette vérité qui flotte au dessus de la fête.
Sean lève alors la main, forme un pistolet avec ses doigts et “tire” sur Jimmy. Jimmy réagit avec un petit geste à la fois bravache et vaguement gêné. Ce micro échange dit tout ce que les mots ne peuvent pas poser clairement.
On peut y voir plusieurs choses à la fois :
- un avertissement silencieux, comme si Sean disait “je t’ai dans ma ligne de mire, ce n’est pas fini”
- la reconnaissance d’un échec, celui d’un policier qui sait mais ne peut rien prouver
- l’illustration du fossé entre la justice institutionnelle et la justice de rue incarnée par Jimmy
La parade, elle, continue comme si de rien n’était. Le monde avance, les victimes sont enterrées, le quartier se remet en marche, mais la faute reste là, en suspension.
Une fin sans rédemption
Ce qui est spécial dans la fin de Mystic River, c’est l’absence totale de réparation. Dave meurt injustement, son fils ne saura jamais pourquoi son père a disparu. Les vrais responsables de la mort de Katie sont arrêtés, mais cela ne ramène ni la jeune fille, ni l’ami perdu. Jimmy échappe à la justice, au moins pour l’instant. Sean repart vers une vie de couple qui se reconstruit, avec ce poids sur la conscience.
Eastwood ne propose pas de seconde chance miraculeuse. Quand l’innocence est perdue, elle ne revient pas. Quand un geste irréparable est posé, il ne peut pas être effacé. La rivière du titre n’emporte rien, elle reflète simplement les silhouettes de ces personnages marqués à vie.
La fin du film n’est pas là pour nous rassurer. Elle sert plutôt à nous laisser avec un malaise persistant. On comprend ce qui s’est passé, on peut reconstituer les chaînes de cause à effet, mais rien ne tombe bien en place. C’est exactement ce qui fait la force de Mystic River : ce n’est pas un puzzle confortable, c’est une tragédie moderne où la vérité arrive trop tard et ne sauve personne.
