C’est un monstre silencieux, une silhouette fantomatique qui fend le ciel sans bruit. Le Northrop Grumman B-2 Spirit, bombardier stratégique américain furtif, fait figure d’ovni dans le monde de l’aéronautique. Son envergure gigantesque, sa surface noire absorbant les ondes radar… et surtout surtout, son absence de queue verticale ( Gouverne de profondeur ), font de lui un cas à part. Une question taraude ingénieurs et passionnés : comment un tel appareil peut-il voler sans empennage ?
La réponse se trouve dans une savante combinaison entre innovations mécaniques, calculs aérodynamiques complexes et assistance informatique permanente.
Un choix radical, dicté par la furtivité
À l’origine de cette conception atypique, un impératif : l’évitement radar. L’US Air Force, en pleine Guerre froide, cherche alors à mettre au point un appareil capable de traverser des espaces aériens lourdement défendus. La moindre surface verticale devient une cible pour les radars ennemis. Résultat : la dérive (l’empennage arrière), pourtant indispensable à la stabilité, est sacrifiée.
Ce choix impose aussi un défi majeur : comment contrôler un appareil aussi massif, sans les appendices qui assurent traditionnellement sa tenue en vol ?

Une aile volante pilotée par ordinateur
Le B-2 repose sur un concept vieux de près d’un siècle : l’aile volante. Jack Northrop, fondateur de la société éponyme, travaillait déjà dans les années 1940 sur ce type d’appareil avec les prototypes YB-35 et YB-49. L’idée est donc : concentrer toute la portance et les systèmes dans une seule surface aérodynamique.
Problème : ces appareils étaient quasi impossibles à piloter, faute de moyens de contrôle adaptés. Il aura fallu attendre l’arrivée des commandes de vol électriques assistées par ordinateur ou comme on dit dans le jargon « fly-by-wire » pour que l’idée devienne viable.
Dans le B-2, ce système est omniprésent. À chaque seconde, une multitude de capteurs mesurent la vitesse, l’altitude, l’orientation, la température, ou encore les forces subies. Ces données sont transmises à un ordinateur central, qui ajuste automatiquement les gouvernes pour maintenir la trajectoire.
Des gouvernes intelligentes pour remplacer la queue
En l’absence d’empennage, le B-2 est équipé de gouvernes multifonctions situées le long du bord de fuite de ses ailes :
- Élevons : combinaison d’ailerons et d’élévateurs, ils assurent à la fois le roulis (rotation latérale) et le tangage (nez vers le haut ou le bas).
- Split rudders : ces gouvernes en deux parties s’ouvrent de façon dissymétrique pour simuler une action de dérive. En cas de besoin, elles agissent aussi comme aérofreins.
- GLAS (Gust Load Alleviation System) : un dispositif peu visible qui compense les turbulences et les pressions aérodynamiques excessives.
C’est ce trio de surfaces mobiles, gérées avec une extrême précision par le système électronique, qui remplace les fonctions de l’empennage classique.
Une stabilité dynamique
Contrairement aux avions traditionnels, le B-2 n’est pas stable de manière naturelle. Il l’est artificiellement. En vol, sans intervention constante de l’ordinateur, l’appareil serait incapable de se maintenir. Cela rend son pilotage humainement impossible sans assistance numérique.
Ce que ressent le pilote ? Pas grand-chose. Le système gère en permanence des micro-ajustements imperceptibles. Il peut même décider de « désobéir » à une commande si elle met en danger l’équilibre du vol. Ce pilotage assisté à 100 % est devenu un standard sur les avions de chasse modernes, mais le B-2 en a été un pionnier.

Furtivité maximale, tolérance minimale
Autre singularité : la précision extrême exigée dans la fabrication du B-2. La moindre irrégularité de surface peut trahir sa présence aux radars. Ainsi, tous les rivets, panneaux et trappes doivent être parfaitement alignés. Des tolérances de l’ordre du millième de pouce sont exigées, soit plus fines qu’un cheveu humain.
L’entretien est tout aussi rigoureux. L’appareil doit être stocké dans des hangars climatisés, son revêtement spécial réparé régulièrement, parfois à la main. Un tournevis mal remis ou une peinture légèrement écaillée peuvent suffire à compromettre sa discrétion.
Le B-2 en 2025 : toujours redoutable
Trente ans après sa mise en service, le B-2 reste une pièce maîtresse de la dissuasion américaine. En ce mois de juin 2025, plusieurs unités ont été redéployées vers la base de Diego Garcia dans l’océan Indien, dans un contexte de tensions croissantes au Moyen-Orient. Leur capacité à traverser des espaces aériens sans être détectés reste inégalée. Mais aussi leur capacité d’emport;
Le B-2 peut emporter jusqu’à 18 tonnes de munitions, conventionnelles ou nucléaires, surtout les fameux GBU-57, ces grosses bombes qui peuvent transpercer des bunkers situés à plus de 60 mètres sous terre. Et parcourir 11 000 kilomètres sans ravitaillement. À cela s’ajoute la possibilité de recevoir du carburant en vol, prolongeant presque indéfiniment ses missions.
Bientôt remplacé, mais pas dépassé
Son successeur est déjà en ligne de mire : le B-21 Raider, développé lui aussi par Northrop Grumman, reprend les grands principes du B-2 tout en poussant plus loin la furtivité, la connectivité et la facilité de maintenance. Le B-2, lui, restera en service jusqu’au moins 2035.
L’audace technologique du B-2 Spirit tient en une formule simple : supprimer l’empennage pour mieux se dissimuler, tout en créant une stabilité active entièrement assistée par ordinateur. Ce choix de conception, qui semblait impossible dans les années 1950, est aujourd’hui un modèle de référence pour les avions furtifs du XXIe siècle.
Dans les airs, le B-2 ne se pilote pas : il se programme, s’équilibre, s’ajuste. Son vol tient de l’équilibrisme, rendu possible par des décennies d’ingénierie de pointe.