Face à des divergences profondes avec la France sur le programme d’avion de combat du futur, l’Allemagne envisage de faire cavalier seul ou de nouer de nouvelles alliances. Un tournant stratégique qui pourrait signer la fin du rêve d’unité européenne en matière de défense aérienne.
Un programme symbole d’ambition… et de discorde
En 2017, lorsque la France, l’Allemagne et l’Espagne annoncent en grande pompe le lancement du Scaf « Système de Combat Aérien du Futur » c’est toute une ambition européenne qui prend son envol. Le projet, censé remplacer à l’horizon 2040 les Rafale français et les Eurofighter allemands, s’impose comme le fleuron d’une Europe de la défense enfin souveraine, capable de rivaliser avec les États-Unis et la Chine sur le terrain technologique.
Mais huit ans plus tard, ce qui devait être le pilier d’un partenariat stratégique entre Paris et Berlin s’enlise dans une série de désaccords profonds. Selon plusieurs sources proches du dossier, l’Allemagne envisagerait aujourd’hui de poursuivre le programme sans la France, évoquant même des partenariats alternatifs avec la Suède ou le Royaume-Uni. Une rupture qui, si elle se concrétisait, marquerait un échec retentissant pour la coopération militaire européenne.
Fracture industrielle entre Dassault et Airbus
Le nœud du problème réside dans la répartition des responsabilités industrielles. Côté français, Dassault Aviation « auréolé du succès commercial du Rafale » réclame un leadership technique sur le développement de l’avion de combat. L’entreprise dirigée par Éric Trappier considère que ses compétences, acquises sur plusieurs décennies, justifient une position de premier plan dans le projet. À l’inverse, Berlin, représenté par Airbus Defence and Space, exige un partage plus équilibré des tâches, estimant que la contribution financière de l’Allemagne mérite un accès plein aux technologies-clés.
Ce bras de fer n’a rien de théorique. Il porte sur la question stratégique de la propriété intellectuelle. Pour Dassault, céder son « background technologique » , les savoir-faire et brevets qui fondent la conception de l’appareil , reviendrait à perdre l’âme même de l’entreprise. Pour Berlin, en revanche, il est inconcevable de financer un système d’armement sans en maîtriser les fondements, au risque de devenir dépendant de Paris à long terme.
Cette divergence, que d’aucuns considèrent comme irréconciliable, bloque depuis plusieurs mois l’entrée dans la phase de construction d’un démonstrateur. L’enjeu est pourtant capital : sans prototype, impossible de lancer la phase industrielle, ni même de crédibiliser le calendrier d’un premier vol à l’horizon 2035-2040.
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L’Allemagne regarde ailleurs
Lassé par ce qui est perçu comme de l’intransigeance française, le ministère de la Défense allemand explore désormais d’autres pistes. Parmi elles, un rapprochement avec la Suède, dont l’avionneur Saab « concepteur du Gripen » s’est récemment libéré de ses engagements dans le programme GCAP, concurrent du Scaf.
Berlin n’exclut pas non plus de dialoguer avec Londres, malgré l’implication du Royaume-Uni dans le projet Tempest, aux côtés de l’Italie et du Japon. Ce programme parallèle, initialement perçu comme un rival du Scaf, connaît lui aussi des turbulences. Il a récemment été placé en « zone rouge » par l’agence nationale britannique des infrastructures stratégiques, en raison d’un manque de visibilité sur ses perspectives industrielles.
L’option de poursuivre le Scaf uniquement avec l’Espagne, dans une version plus restreinte, n’est pas écartée non plus. Madrid, qui cherche à conserver un accès aux technologies européennes sans se positionner dans le conflit franco-allemand, pourrait jouer un rôle d’arbitre dans les semaines à venir.
Un divorce qui rappelle des précédents
Cette crise n’est pas sans rappeler un épisode marquant de l’histoire de la défense européenne. Dans les années 1980, la France avait déjà claqué la porte du projet Eurofighter, jugeant le partenariat avec l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie trop contraignant. Elle avait alors lancé seule le programme Rafale, qui a depuis trouvé son public à l’exportation, notamment au Moyen-Orient et en Asie.
L’histoire pourrait donc se répéter. Si l’impasse actuelle persiste, Paris pourrait décider de repartir en solo, en s’appuyant sur l’expérience accumulée par Dassault. Mais à l’heure où les budgets de défense explosent et où la menace d’une guerre de haute intensité devient tangible aux frontières de l’Europe, un tel scénario aurait un goût amer. L’Europe, une fois encore, montrerait ses limites dans sa capacité à construire une vision stratégique commune.

L’Europe de la défense à la croisée des chemins
Au-delà des considérations industrielles, la crise du Scaf révèle l’échec partiel d’un projet politique plus vaste : celui de l’Europe de la défense. Initié dans un contexte de tensions transatlantiques sous la présidence de Donald Trump, ce mouvement visait à doter le continent d’une autonomie stratégique vis-à-vis de l’OTAN. Mais entre rivalités économiques, méfiances réciproques et visions divergentes du leadership, les obstacles se sont multipliés.
Dans les faits, la coopération militaire européenne peine à dépasser le stade des intentions. Le projet de char du futur MGCS, également franco-allemand, a connu les mêmes blocages, bien qu’un accord de relance ait récemment été signé. Le Scaf, lui, reste embourbé.
Une réunion cruciale est prévue en octobre. D’ici là, les différents acteurs tenteront, sans grand optimisme, de trouver un terrain d’entente. En cas d’échec, une décision définitive sur la poursuite « ou non » du projet commun pourrait être prise avant la fin de l’année. Une échéance à haut risque, tant pour les industriels que pour les gouvernements.
Une rupture aux conséquences stratégiques majeures
La sortie éventuelle de l’Allemagne du Scaf aurait des conséquences multiples. Elle affaiblirait non seulement le projet lui-même, mais aussi l’ensemble de l’architecture industrielle européenne dans le domaine aéronautique de défense. Une désunion donnerait un signal désastreux aux partenaires de l’Union européenne, au moment où les appels à plus de souveraineté résonnent avec force sur le Vieux Continent.
Surtout, elle offrirait un boulevard aux industriels américains, déjà très présents sur le marché européen avec le F-35 de Lockheed Martin, dont plusieurs pays « y compris l’Allemagne » ont déjà passé commande.
L’Europe, pourtant dotée de talents, de budgets et d’une volonté politique affichée, risque une nouvelle fois de perdre la maîtrise de ses outils stratégiques au profit d’acteurs extérieurs. Si le Scaf venait à échouer, il serait le symbole d’un gâchis industriel, financier et diplomatique sans précédent.