Il avait conquis la planète d’un simple geste de poignet. Une pincée de gros sel lâchée depuis son coude, un regard de matador et un steak saignant devenu théâtre. En janvier 2017, Nusret Gökçe, alias Salt Bae, propulsait une vidéo anodine au rang de phénomène viral. Vêtu de blanc, catogan impeccable, lunettes rondes vissées au visage, le boucher turc faisait une entrée fracassante sur les réseaux sociaux. Mais en l’espace de huit ans, l’homme devenu emblème de la “foodtainment” mondiale semble désormais incarner un modèle à bout de souffle.
Des origines modestes à la lumière des projecteurs
Né en 1983 à Paşalı, un modeste village de l’est anatolien, Nusret Gökçe a grandi dans une famille kurde modeste. Son père mineur ne pouvant subvenir à ses besoins, il abandonne l’école très tôt et devient apprenti boucher à Istanbul à 13 ans. Travail harassant, journées de 18 heures, maigre salaire. Mais l’expérience forge une détermination à toute épreuve.
Curieux et ambitieux, il voyage à Buenos Aires et New York pour s’imprégner des traditions carnivores locales. Il observe, apprend, se perfectionne. En 2010, il ouvre son premier restaurant à Istanbul : Nusr-Et, un jeu de mots entre son prénom et le mot turc « et », signifiant « viande ».
Le sel, la célébrité et les caméras
Mais c’est en 2017 que sa vie bascule. Une courte séquence, publiée sur Instagram, montre le restaurateur en train de découper et saler une entrecôte avec une précision chorégraphiée. Le clip, sobrement intitulé Ottoman Steak, devient viral. L’homme devient un « mème » mondial. Bruno Mars le partage, Rihanna porte son visage en t-shirt, Leonardo DiCaprio déguste dans son établissement de Dubaï.
Son compte Instagram explose « aujourd’hui près de 53 millions d’abonnés » et la notoriété entraîne l’ouverture de multiples restaurants à travers le monde : Dubaï, Miami, Londres, New York, Doha… L’empire Nusr-Et est lancé. Mais déjà, des fissures apparaissent sous le vernis doré.
Le site Web Officiel de Nusret
Quand l’assiette déçoit, la facture irrite
Rapidement, les critiques gastronomiques tempèrent l’enthousiasme médiatique. À New York, l’un de ses premiers restaurants américains, les spécialistes déplorent des plats « sans relief », « trop chers » et « surfaits ». En 2020, l’ouverture de Saltbae Burger est un échec : milkshakes à 99 dollars, burgers au wagyu sans saveur. La presse new-yorkaise ironise : « l’expérience culinaire la plus décevante de Manhattan ».
Les prix exorbitants deviennent le symbole d’une dérive du luxe culinaire : 1 000 dollars le steak doré, 18 livres sterling le soda, plus de 37 000 livres une addition londonienne relayée sur X (Twitter). Malgré ces critiques, les réservations continuent. Le public veut voir le spectacle, pas nécessairement le savourer.
L’empire se fissure : fermetures en cascade aux États-Unis
Depuis 2023, les enseignes américaines ferment les unes après les autres. En 2025, Dallas, Boston, Las Vegas, Beverly Hills ont tous baissé le rideau. Aujourd’hui, seuls deux restaurants Nusr-Et restent ouverts aux États-Unis : l’établissement de Midtown Manhattan et celui de Miami Beach.
Derrière ces fermetures, plusieurs raisons : une rentabilité fragile, des critiques persistantes sur la qualité des plats et des scandales à répétition.
Accusations de discrimination et pratiques douteuses
Derrière l’image lisse et les vidéos léchées, l’envers du décor est bien plus sombre. Aux États-Unis, plusieurs anciens employés ont dénoncé des pratiques managériales abusives, discriminations ethniques, harcèlement, conditions salariales indécentes. Des plaintes ont été déposées à New York par d’anciens serveurs et grillers turcs ou latino-américains, certains affirmant avoir été licenciés pour avoir dénoncé des retenues illégales sur les pourboires.
En 2019, une transaction judiciaire accorde 230 000 dollars à quatre employés lésés. En 2022, une autre procédure concernant la mauvaise redistribution d’un service automatique de 18 % à Miami est déboutée, bien que 24 travailleurs y aient participé.
Scène surréaliste à la Coupe du monde
En décembre 2022, Salt Bae se retrouve au cœur d’une controverse planétaire lorsqu’il pénètre sur la pelouse du stade Lusail après la finale de la Coupe du monde au Qatar. Il parvient à approcher Lionel Messi, à prendre la Coupe, la baiser, y saupoudrer du sel fictif. La FIFA, outrée, rappelle que seul un cercle très restreint a le droit de toucher ce trophée. Il est banni de la finale de la U.S. Open Cup l’année suivante.
Stratégie de repli : expansion au Moyen-Orient et en Amérique latine
Malgré les revers occidentaux, Nusret Gökçe ne baisse pas les bras. Il reconfigure son empire. Aujourd’hui, Nusr-Et maintient ses positions en Turquie (huit établissements), Dubaï, Abu Dhabi, Doha et Londres. L’enseigne prévoit d’ouvrir de nouveaux établissements à Rome, Ibiza, Milan et vise une percée au Mexique (Mexico City) courant fin 2025.
Selon Akın Tavuz, membre du conseil d’administration du groupe, ces nouvelles implantations s’inscrivent dans une stratégie de croissance sélective, centrée sur des marchés jugés « plus dynamiques et porteurs ».
Leçon d’un effondrement
L’histoire de Salt Bae rappelle à quel point la célébrité numérique peut être à double tranchant. Porté par les algorithmes, transformé en icône pop, Gökçe a bâti un empire plus vite que n’importe quel chef avant lui. Mais sans colonne vertébrale gastronomique solide, la flamme médiatique s’est retournée contre lui.
Aujourd’hui, il reste une figure toujours suivie, parfois moquée, parfois admirée, mais surtout scrutée. Car au-delà du divertissement, se pose une question : que reste-t-il lorsque le buzz s’estompe ? Chez Salt Bae, on ne trouve plus forcément la réponse dans l’assiette.
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