Il y a des films policiers qui jouent la surenchère et puis il y a ceux qui préfèrent l’inconfort d’une salle d’audition, la lumière blafarde d’un bureau et le silence gêné d’un témoin qui hésite. Dossier 137 appartient clairement à la deuxième catégorie.
Avec ce nouveau long métrage, Dominik Moll, déjà couronné pour La Nuit du 12, s’attaque à un sujet brûlant en France depuis plusieurs années : les violences policières, les enquêtes internes et la confiance, parfois fissurée, entre citoyens et institutions. Porté par une Léa Drucker au sommet de son art, le film fonctionne comme un thriller procédural tendu, mais aussi comme un portrait de pays en équilibre précaire.
Sortie en salles en France le 19 novembre 2025, après un passage remarqué en compétition officielle au Festival de Cannes, Dossier 137 arrive avec un vrai poids symbolique sur les épaules. Et il l’assume pleinement.
De quoi parle Dossier 137 ?
À première vue, le dossier 137 n’est qu’un numéro parmi d’autres sur le bureau de Stéphanie Bertrand, enquêtrice à l’IGPN, la fameuse police des polices. Une manifestation des Gilets jaunes à Paris qui dégénère, un jeune homme grièvement blessé par un tir de LBD, des circonstances à éclaircir pour comprendre qui a tiré, pourquoi et dans quel cadre.
La mission de Stéphanie est claire : déterminer s’il y a eu usage illégitime de la force et si oui, par qui. Très vite, l’enquête prend une dimension plus intime. La victime, Guillaume Girard, ne vient pas de la région parisienne mais de Saint Dizier, la ville où Stéphanie a grandi. Ce détail, en apparence anodin, vient fissurer la distance professionnelle qu’elle s’efforce de garder.
À partir de là, le film s’organise autour de plusieurs lignes de tension :
- le face à face entre la version officielle des forces de l’ordre et les témoignages des manifestants
- la difficulté de démêler le vrai du faux dans un chaos filmé de tous les côtés par des smartphones
- le tiraillement d’une enquêtrice qui croit à sa mission mais voit remonter à la surface son propre rapport à ses origines, à la province et à la colère sociale
Dossier 137 ne se contente pas d’enchaîner les révélations. Il montre surtout comment une enquête se construit, se heurte à des murs, se nourrit d’images floues, de contradictions et de non-dits.
Une héroïne prise en étau

Léa Drucker incarne Stéphanie avec une retenue qui fait toute la force du personnage. On n’est pas face à une héroïne spectaculaire, mais devant une femme qui a appris à gommer ses émotions pour se fondre dans une institution qui ne laisse pas beaucoup de place aux débordements.
Au fil du film, on découvre :
- son sens aigu du devoir et de la procédure
- sa volonté de rester droite, même quand la hiérarchie attend surtout qu’un rapport soit bouclé proprement
- ses failles plus intimes, via sa vie familiale, son fils Victor qui regarde la police avec un œil critique et un passé de provinciale qui n’a pas oublié ce que signifient les fins de mois difficiles
Léa Drucker a préparé le rôle en rencontrant des enquêtrices de l’IGPN, en observant leur façon d’occuper l’espace, leur manière de se tenir en retrait tout en gardant la main sur la situation. Cela se ressent dans chaque audition :
- posture contrôlée
- voix posée
- regard qui ne lâche jamais son interlocuteur, même quand elle semble se faire toute petite
Stéphanie est constamment coincée entre plusieurs loyautés : celle qu’elle doit à la loi, celle qu’elle ressent envers ses collègues policiers, celle qu’elle porte, plus secrètement, à ce jeune blessé qui vient du même milieu qu’elle. C’est dans cette zone grise que le film trouve sa tension la plus intéressante.
L’IGPN de l’intérieur :
Le pari du film, c’est de montrer l’IGPN sans caricature. On est loin du fantasme du service tout puissant qui démolit des carrières à la chaîne, comme on l’entend souvent dans certains discours. Ici, on voit surtout un service pris en étau, lui aussi :
- d’un côté, des policiers de terrain qui les regardent avec méfiance
- de l’autre, une partie de l’opinion publique qui les accuse de protéger l’institution avant tout
Pour construire ce regard, Dominik Moll a obtenu un accès rare aux locaux de l’IGPN, observant les méthodes, le quotidien et les interrogations de celles et ceux qui enquêtent sur leurs pairs. On découvre alors un univers très administratif : ordinateurs, dossiers volumineux, bureaux impersonnels. Rien de très spectaculaire et c’est justement ce qui rend le film crédible.
Les enquêteurs ne sont pas présentés comme des justiciers solitaires, mais comme une équipe soumise à des procédures complexes, à des délais, à des pressions plus ou moins explicites. Les affaires de corruption sont, paradoxalement, plus simples à traiter : la faute est claire, les éléments sont plus nets. Les dossiers liés au maintien de l’ordre sont, eux, beaucoup plus ambigus.
Lors des auditions, la caméra s’attarde sur :
- la prudence des réponses des policiers mis en cause
- les hésitations des témoins, souvent inquiets des conséquences sur leur travail ou leur statut
- la façon dont la moindre formulation dans un procès verbal peut changer la perception d’une scène
L’IGPN apparaît ici comme un maillon fragile d’une chaîne plus vaste. Le film ne cherche pas à la dédouaner ni à l’accabler, mais à montrer comment elle fonctionne concrètement, avec ses limites très humaines.

Le travail sur l’image :
Un des aspects les plus marquants du film tient à la place accordée aux vidéos. Dans Dossier 137, on ne se contente pas d’en parler, on les regarde, on les analyse, on les rembobine jusqu’à l’épuisement.
Les enquêteurs se retrouvent face à :
- des séquences tournées au téléphone, saccadées, parfois verticales, mal cadrées
- des extraits de caméras de vidéosurveillance avec une définition médiocre
- des images partielles prises au milieu d’une foule qui hurle
Le montage utilise cette matière brute pour construire une mécanique quasi obsessionnelle. On voit les enquêteurs zoomer sur un geste, revenir sur une trajectoire, ralentir un impact pour essayer d’identifier qui a tiré, d’où, à quel moment. Les mêmes images sont revues plusieurs fois, mais interprétées différemment selon qui les regarde.
Cela renvoie à une question très actuelle : on a l’impression que tout est filmé et donc que tout devrait être clair, mais plus les vidéos s’accumulent, plus la vérité semble se dérober.
Une France fracturée !!
Comme dans La Nuit du 12, Dominik Moll ne s’intéresse pas uniquement à une affaire, mais à ce qu’elle raconte de la France contemporaine. Ici, le décor social est central.
Guillaume Girard, la victime, n’est pas un casseur venu pour en découdre. Il vient d’une ville ouvrière, monte à Paris pour manifester en faveur des services publics et se retrouve fauché en pleine trajectoire par un tir de LBD. Sa famille, la mère notamment, incarne une partie du pays qui se sent laissée de côté, mais refuse encore de céder totalement au cynisme.
Autour d’eux gravitent des personnages qui prolongent ce tableau :
- des collègues de Stéphanie qui n’ont pas tous le même rapport à la notion de faute policière
- des policiers de terrain éreintés, qui se sentent jugés par des gens qui ne connaissent pas la réalité du maintien de l’ordre
- des habitants de banlieue qui vivent la peur des contrôles et la méfiance vis à vis de toute forme d’autorité
Le personnage d’Alicia, femme de chambre dans un hôtel de luxe, joue un rôle clé dans cette dimension sociale. Elle a vu quelque chose, mais parler signifie prendre un risque dans un quotidien déjà fragile. À travers elle, le film rappelle que beaucoup de témoins potentiels se taisent, non par indifférence, mais par peur très concrète des conséquences.
Dossier 137 n’est pas un film qui mise sur les courses poursuites ou les grandes scènes d’action. La tension vient ailleurs.
La mise en scène est volontairement sobre :
- plans souvent serrés sur les visages
- lumière froide dans les couloirs administratifs
- absence de musique omniprésente qui dicte ce qu’il faut ressentir
Le rythme repose sur l’alternance entre :
- les auditions, qui fonctionnent comme des duels verbaux
- les réunions internes où l’on sent la hiérarchie peser sur les décisions
- les moments plus intimes où Stéphanie tente de reprendre souffle, sans vraiment y parvenir
On retrouve une écriture très précise, co signée avec Gilles Marchand, qui affectionne ces récits où la méthode et les procédures deviennent quasiment des personnages à part entière. La langue administrative, froide et ultra codifiée, est utilisée comme un matériau dramatique. En lisant ou en dictant un rapport, les personnages se protègent derrière les formules, mais le spectateur comprend ce qui se joue en creux.
Léa Drucker, mais pas seulement :
On parle beaucoup de Léa Drucker, à juste titre, mais le reste de la distribution contribue largement à la crédibilité du film.
On retrouve notamment :
- Jonathan Turnbull dans le rôle de Benoît Guérini, collègue dont la loyauté n’est jamais complètement évidente
- Mathilde Roehrich en Carole Delarue, qui représente une génération plus jeune de l’institution, moins installée mais plus lucide sur le regard extérieur porté sur la police
- Pascal Sangla, Claire Bodson, Guslagie Malanda et d’autres seconds rôles très justes, qui apportent chacun leur nuance dans ce paysage institutionnel et social
Personne n’est traité comme une simple fonction. Même les personnages qui n’apparaissent que le temps d’une audition existent réellement à l’écran. Un policier fatigué, une mère à la voix tremblante, un manifestant qui refuse de se laisser enfermer dans la case de “victime exemplaire” enrichissent la palette du film.
Un film politique, mais !!!
À Cannes, Dossier 137 a été immédiatement présenté comme un film « courageux » sur les violences policières. Forcément, avec un sujet aussi inflammable, la tentation du slogan n’était pas loin. La force du film, c’est justement de ne pas y céder.
Le récit montre :
- une institution policière traversée de contradictions
- une enquêtrice qui ne se satisfait pas des demi vérités mais voit ses propres repères se fissurer
- une société où les vidéos de manifestations circulent plus vite que les décisions de justice
Dominik Moll ne cherche pas à « blanchir » la police, ni à la réduire à un bloc monolithique. Il préfère filmer la zone grise : celle où la compassion pour les policiers épuisés coexiste avec la conscience des dégâts causés par certains tirs, certains gestes, certaines décisions.
Le film ne clôt aucun débat et c’est peut être ce qui en fait un objet politique fort. En sortant de la salle, on n’a pas l’impression qu’un message a été martelé, mais plutôt qu’on a assisté à la mise à nu d’un système qui vacille, avec au milieu des êtres humains qui essaient de tenir bon.
Cannes, polémique et réception
La présence de Dossier 137 en compétition officielle à Cannes n’a surpris personne après le succès de La Nuit du 12. Ce qui a fait parler, en revanche, c’est la polémique autour d’un des comédiens du film, interdit de montée des marches en raison d’accusations de violences sexuelles remontant à plusieurs années. Cette décision du festival a été beaucoup commentée, au point d’éclipser un temps le débat sur le contenu même du film.
Sur le plan purement cinématographique, l’accueil critique a été globalement très positif, en France comme à l’étranger. Les points régulièrement salués :
- l’interprétation de Léa Drucker, souvent décrite comme l’une de ses performances les plus fortes
- la précision du regard porté sur le travail de l’IGPN
- la manière dont le film parvient à être tendu sans renoncer à la complexité
Certains reprochent au récit quelques facilités mélodramatiques, notamment dans la façon dont la vie personnelle de Stéphanie se mêle à l’affaire. D’autres estiment que le film est plus frontalement politique que La Nuit du 12, au détriment de la dimension intime. Mais même les critiques les plus réservées reconnaissent la sincérité du projet et la qualité de la mise en scène.
