Le théâtre ukrainien n’en finit plus d’élargir ses frontières. Après la terre, la mer, le ciel et le cyber, voici l’orbite basse. Selon des évaluations de renseignement émanant de deux pays membres de l’Otan, la Russie travaillerait sur un dispositif destiné à perturber, voire à neutraliser, la constellation Starlink, devenue un rouage central de l’effort ukrainien. Des éléments de ces analyses ont été rapportés ces dernières heures par l’agence Associated Press et repris par plusieurs médias européens.
Starlink, un avantage opérationnel devenu cible
Depuis le début de l’invasion à grande échelle, l’Ukraine s’appuie sur Starlink pour maintenir des communications quand les infrastructures terrestres sont frappées, saturées ou coupées. Sur le front, ces terminaux servent aux échanges tactiques, à la coordination et, plus largement, à la continuité de l’action militaire dans un environnement où les brouillages et les destructions d’antennes sont devenus routiniers. Côté civil, le service a aussi permis, à certaines périodes, de garder un accès minimal à Internet lors de pannes massives d’électricité ou de dégâts sur les réseaux.
Cet atout a un revers simple. Plus Starlink s’impose comme colonne vertébrale, plus il devient une tentation pour l’adversaire. Les services alliés estiment que Moscou cherche désormais un moyen d’atteindre non pas un satellite isolé, mais la logique même des constellations, nombreuses, redondantes, difficiles à arrêter par une frappe unique.
L’hypothèse d’une arme à « effet de zone »
Le scénario évoqué dans ces évaluations tranche avec l’image classique du missile antisatellite ciblant un appareil précis. Il s’agirait plutôt d’un mécanisme capable de libérer en orbite un nuage de projectiles très denses, de taille millimétrique, destinés à endommager au passage plusieurs satellites d’une même tranche orbitale. L’intérêt d’une telle approche, du point de vue militaire, est évident. Elle viserait une dégradation simultanée et rapide d’une portion de constellation, donc une perte de service plus brutale et plus difficile à compenser.
Les documents cités ne permettent pas, à ce stade, d’établir si le système a été testé, ni où en sont exactement les travaux. Et aucun calendrier opérationnel n’est avancé de façon ferme. Les observateurs interrogés par la presse anglo-saxonne soulignent aussi un point technique majeur. Plus les projectiles sont petits, plus ils sont difficiles à repérer à temps et à attribuer avec certitude, ce qui complique la réponse politique et militaire. Mais plus ils sont nombreux, plus ils rendent l’orbite imprévisible.
Le risque du boomerang orbital
C’est là que l’affaire devient explosive. Une attaque de ce type n’affecterait pas seulement l’Ukraine ou ses alliés. Elle pourrait contaminer l’environnement spatial au sens large. En orbite basse, tout débris peut devenir une munition incontrôlable, passant et repassant sur les mêmes trajectoires à grande vitesse. Les experts le rappellent depuis des années. Un champ de débris, une fois créé, ne se range pas dans une armoire. Il peut persister et gêner durablement d’autres satellites, civils comme militaires, y compris ceux de la Russie.
Le précédent de 2021 reste dans toutes les mémoires : la destruction du satellite russe Cosmos 1408 lors d’un test antisatellite avait généré un important nuage de débris, jugé suffisamment préoccupant pour que l’équipage de la Station spatiale internationale applique des procédures de sécurité. Les autorités américaines avaient alors dénoncé un comportement « irresponsable » et les estimations officielles avaient mentionné plus de 1 500 fragments traçables, sans compter une multitude de particules plus petites.
Ce passé nourrit aujourd’hui le scepticisme de certains analystes. Pourquoi Moscou prendrait-elle le risque d’abîmer l’orbite dont elle dépend, tout en exposant ses propres satellites et, potentiellement, ceux de partenaires stratégiques ? D’autres, au contraire, estiment que l’objectif peut être moins opérationnel que psychologique : faire planer la menace, tester les réactions occidentales, gagner un levier de dissuasion.
Une militarisation de l’espace qui s’accélère
L’alerte sur Starlink fait partie d’un climat plus large de durcissement en altitude. Plusieurs armées occidentales, dont des responsables canadiens cités par la presse, décrivent une multiplication d’attitudes jugées hostiles dans l’espace. En France, le débat a gagné en visibilité ces derniers mois avec la montée en puissance du dispositif militaire dédié et la publication de documents stratégiques reconnaissant que l’espace est désormais un domaine de confrontation, au même titre que le cyber ou le maritime.
Dans l’immédiat, une certitude demeure : les constellations privées, conçues au départ pour l’Internet haut débit, sont devenues des infrastructures à valeur militaire. Et toute tentative de les frapper ferait entrer le conflit dans une zone grise, où la frontière entre cible militaire et service civil se brouille et où les conséquences dépassent largement l’Ukraine.
