Alors que les intelligences artificielles génératives aspirent sans relâche les contenus publiés en ligne pour affiner leurs algorithmes, les créateurs de contenu se retrouvent de plus en plus démunis. Cloudflare, l’un des piliers de l’infrastructure web mondial, a décidé de reprendre la main. L’entreprise américaine a annoncé cette semaine un double dispositif inédit : le blocage par défaut des robots IA sur les nouveaux sites utilisant ses services et la possibilité pour les éditeurs de monétiser l’accès à leur contenu via une technologie baptisée “Pay Per Crawl”.
Une réponse à l’aspiration massive des contenus
Depuis l’explosion de l’usage des IA comme ChatGPT (OpenAI), Gemini (Google) ou Claude (Anthropic), de nombreuses entreprises dénoncent une utilisation non consentie de leur contenu. Ces modèles s’entraînent notamment grâce à des crawlers « des robots d’indexation » qui explorent le web à grande échelle.
Selon Cloudflare, cette pratique est devenue problématique, car elle se fait souvent sans contrepartie financière et sans même cliquer sur les liens originaux. Le phénomène est tel que certains médias parlent déjà d’un « pillage algorithmique ». Les crawlers IA ignorent de plus en plus fréquemment les fichiers robots.txt, censés réglementer leur comportement.
Le blocage par défaut, une mesure radicale
Dès ce mois de juillet, Cloudflare bloque automatiquement les bots IA sur tous les nouveaux sites enregistrés. La mesure, activable en un clic pour les anciens clients via l’interface de gestion (rubrique Bots), cible spécifiquement les robots identifiés comme appartenant à des systèmes d’IA générative.
Matthew Prince, le directeur général de Cloudflare, justifie cette décision par une volonté de rééquilibrer les rapports de force : « Les créateurs de contenu méritent d’avoir leur mot à dire sur l’usage qui est fait de leur travail, surtout lorsque celui-ci est exploité à des fins commerciales par des entreprises disposant de moyens considérables. »
Vers une facturation des robots : le retour du code 402
Mais la véritable innovation réside dans l’introduction d’un mécanisme baptisé Pay Per Crawl. Il repose sur un code HTTP longtemps resté inutilisé : le 402 Payment Required. Désormais, lorsqu’un robot tente d’accéder à un site protégé, ce dernier peut répondre avec un message 402, signifiant que le contenu est payant.
Ce système offre aux éditeurs plusieurs options :
- autoriser l’accès à certains crawlers (par exemple ceux issus de projets éducatifs ou à but non lucratif),
- exiger une rémunération pour l’accès,
- ou refuser purement et simplement tout crawling.
Cloudflare se propose de gérer la partie transactionnelle. Le site indique un prix via un en-tête HTTP (crawler-price
) et le crawler peut accepter (crawler-exact-price
) ou négocier en avance un tarif plafond (crawler-max-price
). Les montants sont collectés par Cloudflare, qui les reverse ensuite aux éditeurs.
Une vérification cryptographique pour éviter les abus
L’un des points faibles du modèle aurait pu résider dans la capacité pour des acteurs malveillants à se faire passer pour des robots autorisés. Cloudflare anticipe cette faille en imposant une authentification par signature numérique. Chaque crawler devra fournir une clé Ed25519 qui sera comparée à un répertoire officiel d’agents reconnus. Une mesure jugée “nécessaire” pour éviter la prolifération de faux bots se faisant passer pour des services autorisés.
Un soutien grandissant de la part des éditeurs
Le mouvement lancé par Cloudflare rencontre déjà un écho favorable auprès de plusieurs acteurs majeurs du web. Reddit, Stack Overflow, Condé Nast (éditeur du New Yorker, Wired, Vogue), Pinterest, Time Magazine ou encore la grande agence de presse américaine Associated Press soutiennent cette initiative.
Le PDG de Reddit, Steve Huffman, affirme : « Il est temps de mettre fin au Far West du scraping automatisé. Chaque partie (créateurs, plateformes, IA) a un rôle à jouer pour garantir un internet plus équitable. »
Un web à deux vitesses ?
Si l’initiative est saluée pour sa volonté de rétablir une forme de justice économique, certains experts s’interrogent. Le web, historiquement bâti sur l’ouverture et la gratuité, pourrait-il basculer vers une architecture cloisonnée, où chaque page visitée ferait l’objet d’un micro-paiement algorithmique ?
L’idée n’est pas nouvelle. Mais avec la montée en puissance des IA, elle pourrait devenir la norme. Plusieurs analystes redoutent la constitution d’un « internet invisible » pour les intelligences artificielles, où seuls les contenus gratuits ou ignorés seront indexés.
Une révolution… encore en rodage
Pour l’heure, le système Pay Per Crawl reste en phase de test privé. Cloudflare invite les éditeurs intéressés à s’inscrire via son site officiel. L’objectif est clair : bâtir un modèle économique viable pour les créateurs de contenu à l’ère des IA.
Dans un billet de blog publié le 1er juillet, l’entreprise esquisse même un avenir où les assistants IA devront gérer un budget de crawl, choisissant à chaque question d’utilisateur s’ils doivent accéder à une source gratuite ou payer pour une réponse plus fiable ou exclusive.
Reste à voir si les grands acteurs de l’intelligence artificielle accepteront ce nouveau cadre, ou s’ils chercheront à le contourner. Une chose est certaine : la lutte pour la souveraineté des contenus numériques est désormais ouverte.
Source : Blog Cloudflare